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Weiter Schreiben Mondial - Briefe > Aristide Tarnagda & Rabab Haidar > Jede Suche nach Schönheit ist ein Akt der Resilienz – Brief 1

Toute recherche de beauté est un acte de résilience - Lettre 1

© Rabab Haidar

 

  1. //Aristide Tarnagda//

« Je prépare le lancement officiel de la 12ème édition des Récréâtrales (le festival panafricain de théâtre que je dirige depuis 2016 et qui aura 20 ans cette année). Je t’en parlerai probablement dans un autre mail et surtout j’aimerais que tu viennes célébrer le 20ème anniversaire avec nous. Ce sera du 29 octobre au 05 novembre. 

Je finis l’adaptation de La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr (prix Goncourt de cette année) que je dois, avec Odile Sankara, lire en mai prochain au FTA (festival TransAmériques à Montréal). C’est un bonheur de travailler sur ce magnifique texte de ce talentueux auteur avec qui je chemine depuis quelques années. L’as-tu déjà lu ? » 

 

Cher Aristide,

j’espère que tu te portes bien et que tu es en bonne santé.

… D’ici, d’un regard qui traverse le temps : chaque quête de beauté est un acte de résilience. Chaque production artistique est un acte de résistance contre le désarroi et le désespoir que la frénésie de la guerre ne cesse de produire.

Révéler des choses, y remettre de l’ordre, dessiner des cartes, donner des noms à des visages oubliés, dessiner les visages des oubliés – à chaque fois que l’on réajuste une histoire pour en sauver le contexte, c’est un acte courageux de résistance.

Je m’en souviens bien encore : à l’époque, en Syrie, nous étions considérés comme un problème majeur ; on voulait au plus vite se débarrasser de nous toutes et tous, les artistes, afin que personne ne puisse dessiner correctement les cartes. On voulait contrôler les autrices et auteurs, et donc le récit, car la littérature, c’est l’histoire qui se cache derrière les informations officielles, c’est l’image non filmée par les caméras, c’est la véritable mémoire du monde.

La vérité : par souci de simplicité, on peut aujourd’hui affirmer que l’on fait de l’art pour documenter, afin tirer des enseignements des erreurs commises.

Par souci de justesse, on peut dire que nous faisons de l’art pour contrer l’aspect répugnant de la guerre, pour entrer en résistance.

Pendant les huit années de guerre civile syrienne, pour ma part, j’ai écrit pour ne pas perdre la raison, pour saisir ce qui était. Ces efforts ont produit des effets secondaires : nous, les camarades, avons reconstitué des faits et donné un espace aux récits des hommes et des femmes de la rue, qui divergeaient des histoires des factions en lutte. Nous nous efforcions de faire ce qui était juste, et ce qui était juste était toujours, d’une manière ou d’une autre, lié à l’art et la beauté : lorsque nous allions dans un camp ou que nous nous introduisions clandestinement dans une ville assiégée pour proposer aux gens un projet théâtral, cela avait quelque chose de fou et d’absurde, mais les jeunes hommes armés et leurs mères et épouses, protégées par leurs pères et leurs oncles, consacraient de longues heures de leurs journées à des pièces de théâtre et des émissions radiophoniques. Ces personnes voulaient que leurs histoires soient racontées ; certaines voulaient se sentir de nouveau humaines, puisque la guerre nous déshumanise ; certaines ne voulaient pas être oubliées et cherchaient du lien. Et nous, nous voulions replacer les choses dans leur juste contexte. Nous avions tous besoin de nous tenir par la main, notre cœur avait besoin d’être soulagé, d’être guéri.

Et comme tu peux te l’imaginer, c’était loin de convenir à tout le monde, car en temps de guerre, le patriarcat prospère. Division illusoire et fausses hiérarchies – ces points forts du patriarcat – offraient un terrain idéal aux conflits internes.

De la camaraderie

Les périodes explosives libèrent le poison de l’humain, ce qui épure les cœurs.

C’était à l’aube, au début de l’automne 2018. En parcourant l’une des grandes avenues de Damas, nous avons vu une nuée de corneilles qui se régalait du cadavre d’un homme. Nous ne nous sommes pas arrêtés, nous n’avons pas crié, nous n’avons pas pleuré. Nous avons poursuivi notre route, en colère, dupés et abandonnés.

« Être abandonné fait partie de la guerre. Il en a toujours été ainsi. Toutes les personnes qui, même avant nous, Syriennes et Syriens, se sont lancées dans une guerre civile, dans une guerre internationale ou interne, dans un coup d’État ou une longue révolution, seront d’accord avec nous. »[1]

Nous avons tenu bon, nous avons écrit, nous nous sommes attelés à reconstruire le pays, nous avons perdu notre sang-froid, nous avons pleuré de colère, nous avons ri. Nous n’étions pas tristes, car la tristesse était un luxe, la tristesse a besoin d’espace, un espace qui n’existe pas tant que règnent le chaos et les illusions.

Nous avons pratiqué de profondes écorchures pour faire renaître l’histoire et nous défendre.

Pratiquer de profondes écorchures, cela revient à s’attaquer avec ongles et dents à la structure de la prétendue réalité, que l’on inspecte sous son propre épiderme et dans le cœur de nos semblables, que l’on déchire en mille morceaux, juste pour pouvoir ouvrir les yeux et écrire. Un acte déchirant, mais indispensable.

Cher Aristide, je ne peux que deviner combien vous restez fermes, toi et tes camarades !

Quand la répugnance s’enflamme et se met à brûler des visages, vous tenez bon.

Quand des batailles sans nom se déchaînent avec des soldats sans visage, vous tenez bon.

Quand vous pourriez vous rendre ou décamper ou mourir, vous tenez bon.

Salut !

 

  1. //Aristide Tarnagda//

« Là je t’écris de ma Terre. Car il y a mon pays et dans mon pays il y a ma Terre. Et dans mon pays ma terre s’appelle l’Origine. J’entends par ma Terre cette partie de mon pays qui m’a accueilli avant même que mes parents ne me voient, avant même que moi-même je ne me voie, donc avant même que mon pays ne me voie et ne me reconnaisse. C’est [ma Terre] qui circule dans mes veines comme sang, féconde mes rêves et mes passions, rythme mon cœur, couve mon âme et est mon bouclier face aux adversités. »

« Je t’écris donc depuis l’Origine : Tenkodogo. J’y suis avec d’autres camarades pour mener des ateliers de théâtre avec et pour des jeunes à partir d’un projet qui s’appelle Terre ceinte ; titre éponyme du premier Roman de Mohamed Mbougar Sarr (je te l’ai dit c’est un poète compagnon). »

De l’art et des conséquences de la guerre

J’aimerais bien écrire là-dessus un jour, dès que je serai parvenue à réancrer profondément mes deux pieds dans le sol.

Car la guerre est une expérience irréversible. Hélas, on ne peut effacer ce qu’on a vu : les survivantes et survivants sont marqués au fer rouge à jamais.

Parfois, je me demande si j’ai survécu ou si quelque chose s’est simplement déplacé en moi pour me permettre de continuer à vivre.

Cher Aristide, je suis sur le point de terminer mon roman sur la beauté et la cruauté du cœur humain, sur la répugnance qui peut se graver dans notre âme quand nous capitulons face à la dimension grotesque des mensonges. Il s’appelle Cooking the Heart of A Wolf. Le roman se déroule entre 2011 et 2016 et il retrace ce qui a marqué jadis les hommes et les femmes de l’Histoire.

C’est pourquoi je préfère ne pas lire de livres en ce moment, car je crains que la lecture ne distraie mes personnages de ce qu’ils ont à dire. J’ai lu certains passages de La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr[2], mais je m’efforce de ne pas ouvrir de livres jusqu’à la fin de mon travail. Peut-être pourrai-je en regarder ton adaptation !

Croisons les doigts !

De pays et de noms

J’aurais tant aimé assister au festival panafricain Récréâtrales à Ouagadougou, au Burkina Faso, afin de rendre visite à cette vieille Terre de Tenkodogo – cette Terre qui t’a vu « avant même que [t]es parents ne [te] voient », cette Terre « qui circule dans [t]es veines » ! Cher Aristide, tes mots font vibrer l’une de mes cordes !

La langue exerce sur toutes les personnes qui croient en son pouvoir l’effet d’une porte ouverte, et lorsque j’ai lu tes lignes, j’ai subitement été transportée dans une autre époque et dans un autre lieu, dans cette Terre à l’Histoire oubliée et aux noms mystérieux, à savoir le village de mon père et de ses ancêtres depuis bien des générations : l’ancienne Terre préhistorique de Megarit, riche en vergers. Google ne la connaît pas – ce moteur de recherche corrige ce que l’on a saisi et propose « Ougarit », une cité de l’âge du bronze, qu’il ne faut pas chercher longtemps. Dans ce port phénicien protohistorique de la Méditerranée, on a trouvé le premier alphabet connu, entièrement documenté, et la première notation musicale de l’Histoire de l’humanité – de la musique, composée sous les applaudissements frénétiques et bien mérités du monde. À dix kilomètres d’Ougarit s’étend Megarit, une Terre immémoriale à l’Histoire confuse, un ancien royaume qui n’en a gardé que le nom. Cette Terre a appartenu à ma famille pendant de nombreuses générations. La Terre des fruits abondants était connue pour son caractère rebelle : y poussaient aussi des vignes sauvages et foisonnantes, des arbres fruitiers aux poires amères et filandreuses ou aux pommes acides et aqueuses.

Par transmission héréditaire, cette Terre a été divisée entre de nombreux fils et filles ; certains de ces enfants vendirent leur part, d’autres changèrent de nom de famille, puisqu’une femme léguait certes à ses fils et filles ses possessions, mais pas son nom. Le dernier bout de terre de Megarit qui faisait encore partie de ma famille proche appartenait à ma tante, morte pendant la première année de la guerre.

Avant sa mort, elle avait obtenu le divorce de son mari, qui vivait séparé d’elle, et elle avait aussi soutenu sa fille aînée dans ses démarches pour se séparer de son époux violent. Cela n’avait pas du tout plu à mon oncle, cadet d’une fratrie de douze filles et deux fils. « Une femme divorcée de plus dans la famille ! », s’était-il exclamé en secouant la tête.

Eh oui, que faire avec des poires amères et filandreuses ?

Au mariage de l’un de mes nombreux cousins, avant de se saouler, mon oncle a murmuré assez fort pour que tout le monde puisse l’entendre : « J’espère que cela ne s’achèvera pas, une fois de plus, par un divorce. » C’était devenu la plaisanterie de ce mariage ; car au fond, tout mariage finit par être associé à une plaisanterie. Mais cette plaisanterie est devenue sérieuse et le divorce a suivi quelques mois plus tard. C’est avec effroi que le mari et toute sa famille se souviennent de cette plaisanterie !

« Pourquoi les femmes de cette famille ne sont-elles pas capables d’encaisser la sottise des hommes, comme le font d’autres femmes ? », a demandé ce dernier lors d’une réunion de famille.

« Une malédiction intergénérationnelle ! », s’est esclaffée une cousine.

Eh oui, comment expliquer des pommes acides ?

C’est une chose étrange que le souvenir : lorsque j’ai écrit ces lignes, les visages qui m’ont rendu visite affichaient un sourire. Étions-nous vraiment aussi heureux ? Ou est-ce une chimère ?

Cher Aristide,

Je suis fascinée par la langue. Comment créer des univers avec des sons. Comment réorienter le monde avec des histoires, afin de le mener exactement dans la direction que nous indique la boussole.

Tout comme ton personnage féminin dans Façons d’aimer[3], né sans bras droit, qui doit, dans la salle d’audience, prêter serment avec ce bras droit qui justement n’existe pas. Cette femme se tient encore sous mes yeux intérieurs, levant sa tare, haut, très haut, dans une salle d’audience remplie d’hommes.

À ton avis, quel est le rôle de la littérature et de la beauté ? Après tout, tu adaptes un roman pour la jeune génération et pour toi-même !

Je me réjouis de te lire.

Ta

Raba

[1] Cité de https://weiterschreiben.jetzt/texte/rabab-haidar-kriegsbericht/

[2] Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, éd. Philippe Rey, 2021.

[3] Aristide Tarnagda, Terre rouge, Façons daimer, éd. Lansman, 2017.

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