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Sur les notes du Kaïra

Sophie Heidi Kam 
Bild von Nomwindé Vivian Sawadogo: Interne Vertriebene, digitale Collage ohne Retusche, 40 x 60 cm, 2020
© Nomwindé Vivian Sawadogo, Déplacés internes, collage numérique sans retouche, 40 x 60 cm (2020)

Le jour se lasse, tressons le poème à même sa lueur mélancolique. Un poème à hauteur des délices du ciel et ses ornements. Mes yeux s’y rincent, mon esprit se fait volage…

« Je suis le Promeneur distrait. Ou Celui qui va et vient sous le soleil, à toi de voir… », dit mon compagnon du moment. Je voyage sur les notes de sa voix grave dont les mots s’évanouissent, emportés par le vent, très fort à cette altitude.

« Kounandya est mon nom. Kounandy ou Dya, à toi de voir… », que je murmure par politesse, peu soucieuse qu’il l’entende. L’instant est à la fois magique et fragile.

Celui qui va et vient sous le soleil fait un large sourire qui dévoile ses dents blanches. Des plis se dessinent sur son front et aux coins de ses yeux.

« Kounandy me va. Kounandy, la chance. La chanceuse. J’aime… », qu’il reprend comme à lui-même, l’air détaché et rêveur.

Chanceuse ? Je ne sais pas. Kounandya… Père m’a donné ce prénom qui signifie chance, en langue jula. Plus tard, il me dira que l’année de ma naissance fut celle de sa prospérité, qui n’a fait que croître au fil des ans…

 

Portes du Sahel, juillet 2007, Nord Burkina. Troisième et dernier jour. La nuit s’est assise sur l’Oudalan et sur nous, couchés sur la crête de la dune d’Oursi. Étendue sur le dos à ses côtés, je suis dans le saisissement du spectacle du crépuscule auquel je viens d’assister. Sous mes yeux, le soleil mourant a déployé le rouge dans tous ses états, accroché à ce pan du ciel empressé de vêtir sa camisole taillée aux multiples teintes de cette couleur. Pourpre, brique, impérial, cardinal, braise, corail, flamme, capucine… Tout y est passé, en fondu enchaîné et très vite. Trop vite à mon goût. Une trentaine de minutes ? Le temps d’un clignement de paupières ? Le soleil ne m’est jamais paru aussi beau et vulnérable qu’à cet instant précis. Déchu de sa virilité, il quitte la scène laissant dans son sillage, l’élégance de ses charmes que la nuit, peu à peu, engloutit.

« Sur le dos de cette dune, on est dans un face-à-face avec soi. Passage obligé. », dit Celui qui va et vient sous le soleil. « Comme un inventaire de sa petite vie avant solde. C’est obligé… », qu’il ajoute, les notes de sa voix soufflées par le vent.

« Le ciel est un Sahel où va l’azalaïe en quête de sel gemme. » Ce verset de Saint-John Perse tourne en boucle dans mon esprit, tandis que je me retrouve malgré moi en quête de moi-même, face à l’évidence : l’essentiel qui s’offre à soi. Une envie forte me prend soudain. Éterniser cet instant, m’y refugier, recroquevillée comme un fœtus dans le sein de sa mère.

La mélodie de sa flûte m’arrache des méandres où mon esprit se perd en méditations. Je ne sais à quel moment il s’est mis à l’écart, à quelques pas de moi. Des notes de kaïra emplissent la paisible nuit d’Oursi. On eût dit qu’une force mystique l’exhorte à souffler très fort, de plus en plus fort, dans sa flûte traversière. La mélodie monte syncopée, enfle, alternant plaintes et sanglots, défiant la force du vent, déversant ses notes sur Oursi et ses environs.

Kaïra, espoir. Hymne mandingue. L’hymne de la résistance… Me voilà emplie de kaïra et vêtue des lueurs du crépuscule d’Oursi. Mon âme en est tout irradiée lorsqu’enfin, nous empruntons le chemin en sens inverse. L’heure est avancée, mes collègues dorment sans doute déjà, dans les cases qui servent de logis au campement de Mosarata. Une architecture traditionnelle typique des ethnies de l’Oudalan.

« Kounandy, un jour peut-être, nos chemins se croiseront… », me dit Celui qui va et vient sous le soleil. Il lâche enfin ma main droite logée dans ses paumes, tourne le dos et s’en va. Je regarde sa haute silhouette se fondre dans le silence de la nuit, sa housse pleine de flûtes portée en bandoulière. « Oui, un jour peut-être, sur les notes du Kaïra… », que je reprends, avant de rejoindre mon lit, en me pliant en deux pour rentrer par la porte très basse de ma case. La case Bellah du campement de Mosarata…  

Le jour se lasse, faisons de la poésie à même ses charmes éphémères…

***

Je ne suis pas bien sur cette litière. Je me tourne et me retourne, cherchant une position confortable. Non, je ne suis pas du tout bien dans mon lit. La chaleur est épouvantable, mon corps pisse la sueur, je bouillonne dans mon propre jus. Une coupure d’électricité ? Je tends la main pour m’en assurer en actionnant l’interrupteur du ventilo planté au mur, à quelques centimètres de mon lit. Une douleur vive m’empêche de bouger le bras. Je tente de me lever, mon corps me refuse tout mouvement. Ma tête pèse des kilos, mon esprit tassé ne veut pas s’ouvrir. Mes paupières aussi. Où suis-je ? D’où me viennent ces courbatures ? Mon matelas n’a jamais été aussi raide ! Et cette odeur nauséabonde…non… ça ne peut pas venir de chez moi ! Une odeur de sueurs mêlées de pets, de pisse, de vêtements sales, de corps crasseux… Assurément, cette puanteur n’est pas celle de ma chambre ! Où suis-je donc, Dieu du ciel ?

Tout à l’heure, j’étais dans l’Oudalan, juchée sur la dune d’Oursi ! Je ne peux pas avoir rêvé ! Celui qui va et vient sous le soleil jouait des notes de kaïra et d’autres airs avec sa flûte ! Mes oreilles sont encore pleines de ses mélodies ! Mais… où sont les effluves de poissons frais qui flottaient à notre descente de la dune ? Celles qui accompagnent le retour des pêcheurs de la pêche hebdomadaire, à la mare d’Oursi ? Cette nuit-là, elles s’étaient infiltrées jusque dans ma case Bellah, et mes narines en ont gardé le souvenir. Non, je ne suis pas bien dans ce lit…

 

Des voix, comme venant du lointain me parviennent. Murmures, quintes de toux, pleurs, soupirs, sanglots, éclats de rires sporadiques… Oui, des rires dans cet univers ! Il y a aussi des présences. Souffles de personnes endormies, ronflements… Tout cela me parvient. J’étouffe dans cette canicule. En ralenti, mon esprit se relâche, mes réflexes reviennent progressivement. Mes yeux perçoivent non sans difficultés, le chaos qui m’entoure. Comment j’ai atterri en ce lieu ? J’arrive à me relever et à m’assoir. Dans mon crâne, ça cogne fort. Tout autour…

La salle est rectangulaire, large et longue. Sans doute un entrepôt devenu un dortoir de fortune pour la centaine de personnes que nous sommes. Ou un peu plus. Les murs très hauts soutiennent un toit en tôles ondulées où est suspendue une ampoule à l’éclairage mourant. De petites fenêtres en persiennes couleur rouille plantées en haut de part et d’autre des longueurs du mur servent d’aération. Une porte en fer, elle-aussi en couleur rouille, est entrouverte. Sur des nattes étalées à même le sol grossièrement lissé par du ciment, certains dorment à poings fermés et d’autres comme moi, sont assis. Femmes de tous âges, de nombreux enfants, filles et garçons, des nourrissons aussi…

En quelques fractions de secondes, mon esprit est rappelé à l’ordre par mon corps moulu, les ampoules aux pieds et surtout, les quelques regards désespérés ou vides ou hagards ou sans expression aucune, qui rencontrent le mien. La réalité est un assommoir sur ma mémoire déjà blessée : l’assaut de la horde de terroristes, le crépitement des armes, le massacre des civils, la destruction des biens, la fuite à travers la brousse… Je suis donc une PDI ? Une Personne déplacée interne dans propre mon pays ? « Ça n’arrive pas qu’aux autres », que je me dis.

La dune, Oursi, l’Oudalan…c’était en juillet 2007. Et nous sommes en 2021 ! Pourquoi ce retour à quatorze ans plus tôt, et précisément aujourd’hui ? Je suis malade. Définitivement malade. Quel foutoir dans mon esprit ! Ma tête est une corbeille de bordel où, et l’espace et le temps et les évènements s’adonnent à un yo-yo indicible.

J’aime la nuit. Pas cette obscurité qui tend à hâter ses pas dans nos vies…

 

***

5 juin 2021, Solhan, province du Yagha, région du Sahel, Nord Burkina. Deux heures du matin. Je déteste la noirceur de cette obscurité qui oppresse…

Je somnole dans la salle de garde du Centre de santé et de promotion sociale. Des coups de feu de plus en plus nourris retentissent. J’entends des cris, des bruits d’explosion, des hurlements… Je me précipite à l’extérieur et réalise qu’il pleut l’enfer sur Solhan. Instinctivement, je cours vers mon domicile où vivent aussi ma tante et sa fille de dix ans, depuis l’attaque terroriste de Silgadji, leur village, en janvier 2020. Trente-neuf civils sont tués dont son mari et ses deux fils aînés, exécutés sous leurs yeux.

« Madame ! Faut courir entrer dans la brousse ! Les gens-là ont brûlé votre maison ! Cours dans la brousse !  Tout est foutu ! Totalement fini, madame ! », me dit Boukary, le gardien du Centre de santé. Il me supplie d’un regard où dansent affolement, rage et révolte.

« Boukary, ma tante et son enfant… », que je tente d’expliquer, entre angoisse et hystérie.

« Y a pas tante, y a pas enfant ! Y a plus rien, madame ! Faut se chercher en brousse… », qu’il lance, en courant avec femme et enfants.

Je crois que je me suis évanouie. Était-ce après mon échange avec Boukary ? Ou le choc de cet autre bruit d’explosion qui m’est parvenu quand je fuyais ? Je m’étais alors retournée pour apercevoir de loin, le Centre de santé voler en éclats ; de grosses langues de feu tourbillonnaient et une épaisse fumée noire montait vers le ciel. Me serais-je évanouie pendant ma fuite à travers la brousse de Solhan ? Je… je ne sais plus…

Quelle heure est-il ? Où sommes-nous ? Que sont devenues ma tante et sa fille de dix ans que j’hébergeais chez moi ? Voici ma mémoire, de nouveau trouée. De nouveau, la porte des souvenirs proches se referme. Je m’allonge sur le dos et ferme les yeux. Tout se fait nuit, tout se fait vide, tout se fait nu. Une lassitude étreint, et la nuit et le vide et le nu…

 

Retour à l’Oudalan, juillet 2007. La campagne de sensibilisation sur la planification familiale prend fin à Oursi. Après-midi du dernier jour, balade au campement de Mosarata où j’admire l’architecture des cases ethniques de la région. La mélodie d’une flûte attire mon attention. Je marche à sa rencontre, aidée par le vent qui m’apporte des notes joyeuses et gaies d’un kaïra. Le flûtiste me voit et imperturbable, il continue de vider son souffle dans l’embouchure de l’instrument. Nous sympathisons très vite et improvisons une randonnée sur la dune, l’unique dune vivante de l’Oudalan. J’imagine cette dune qui marche, court ou entame une chorégraphie dans cet océan de sable, prenant toutes les formes et les positions possibles. Il se marre de moi, nous rions à gorge déployée. Je me sens bien, je suis bien à ses côtés. Je bois ses paroles pleines de couleurs sur la mare ornithologique d’Oursi, le réceptacle de la plupart des oiseaux migrateurs qui traversent le ciel de l’Afrique de l’Ouest. Il me parle avec une telle passion de la brousse de Fererio, de la faune qui, jadis, la peuplait : phacochère, cob, gazelle, biche, lièvre, etc. Ses yeux brillent quand il conte « le temps où l’hyène ricanait, le lion rugissait et l’éléphant barrissait », dans cette brousse-là. La belle époque… Entre amertume et regrets, il déplore l’arrivée des braconniers, ‘‘ces gens de la capitale’’ dont la prédation exterminera jusqu’au dernier rat de la brousse de Fererio…

Le jour se lasse, je tresse le poème sur la corde de tes mots tracteurs de vie de joie de souffle…

***

Des cris de douleurs m’arrachent du délire dans lequel je tangue. La salle est pratiquement vide. Je boitille jusqu’à l’autre bout du dortoir où un groupe de femmes entourent une jeune dame sur le point d’accoucher.

– Faites-moi de la place, je suis de la santé… accoucheuse auxiliaire, dis-je fermement.

Les femmes se mettent à ma disposition. Elles apportent de l’eau chaude, des pagnes propres et un petit réchaud à gaz que j’allume pour stériliser au mieux, ce qui pourrait servir. Les mains lavées et désinfectées par de l’alcool fabrication locale, je me mets à l’œuvre.

« Pousse. Pousse. Respire profondément. Vas-y. Pousse. Plus fort… » Une assistance fervente, sans doute une éternité pour la parturiente, avant la délivrance.

 

« Un garçon ! C’est un garçon ! » Des cris de joie fusent tandis que je tiens le bébé tout neuf dans mes mains. Il lance un cri guerrier, comme s’il avait conscience d’être dans un monde hostile. Un monde où il devra se battre non pour survivre, mais pour vivre.

– Si tu permets, j’ajoute Kaïra au nom qui lui sera donné, que je dis à la mère. Elle sourit et acquiesce de la tête. Une femme du troisième âge me prend le bébé des mains et demande mon nom.

– Kounandya, que je réponds.

Émue, larmes aux yeux, elle soulève le bébé et le présente à la petite assemblée.

– On t’appellera Kaïra ! Moi ta grand-mère, la mère de ton père, devant ta maman, devant Kounandya l’accoucheuse et ces femmes, je prends ce nom et je te le donne ! Mon enfant, Kaïra est ton nom, on t’appellera Kaïra ! Accepte ce nom ! Que tes bonnes œuvres futures impactent ta communauté et ta génération ! Comme cette mélodie, ta renommée brisera les frontières et se répandra dans le monde entier !

Des « kililili-liiiiii… » et des applaudissements accueillent les paroles de la grand-mère. Une façon à nous de rendre hommage à une personne ou de saluer ses propos, quand ils plaisent aux oreilles.

La naissance de ce bébé a chassé l’obscurité qui avait pris en otage, mon âme mon esprit mon corps, depuis Solhan. Cent-soixante morts, qu’ils disent…

À présent, tout me revient. Au petit matin de cette nuit-là, de la nuit du drame, je marchais péniblement sans savoir où mes pas lents et lourds m’enverraient. Une charrette tirée par un âne s’était arrêtée à mon niveau. « Monte, nous allons à Sebba. Là-bas, il y a des endroits pour les déplacées internes », m’avait dit le conducteur.

 

La cour qui abrite la salle rectangulaire est vaste et grouille de monde. Des tentes de fortune sont dressées çà et là. L’air frais de la mousson me fait du bien. Une agréable odeur de terre mouillée emplit l’espace. Dans les parages, des notes maladroites d’une flûte se font entendre, comme lorsqu’on accorde ou ‘‘dérouille’’ un instrument de musique. Sans doute un débutant, que je me dis. Les pleurs de bébé Kaïra me parviennent. Il doit avoir faim.

Kaïra, hymne de la résistance culturelle. Je repense aux paroles de la grand-mère.

« Au Mali, dans les années 1946, du temps de Modibo Kéita, kaïra est devenu l’hymne mandingue et un symbole national. Les notes du Kaïra ont loué le mouvement de résistance culturelle, en apportant son soutien au premier grand parti politique du pays. Kaïra, c’est l’espoir, c’est la lutte pour la souveraineté. C’est la concordance et la paix. Comme ce nouveau-né, Kaïra est la lumière qui surprend au cœur de l’obscurité… Kounandya, que la chance te surprenne toujours, dans les noirceurs de la nuit… »

 

« Amin ! Amin ! Merci Naa, merci grand-mère… », que je murmure à nouveau, le regard perdu dans le lointain…

« Lorsque dans une communauté les mailles du tissu social s’effilochent, ça veut dire que le socle culturel est fissuré. La bêtise humaine s’installe et décime le peuple. On doit interroger la culture, pour savoir là où l’on a failli, afin d’arranger les choses. Toute résistance est d’abord culturelle… » Dans une sorte de monologue, grand-mère proférait ces paroles, au moment où je quittais la salle.

Tout à coup, les notes maladroites de la flûte font place à une mélodie impeccable et syncopée, qui alterne plaintes, sanglots et lamentations. J’ai la chair de poule, je frissonne. Celui qui va et vient sous le soleil ?… Mon Promeneur distrait ?… Lui seul a le secret d’une telle force émotionnelle dans le souffle. Je boitille en direction de la mélodie, guidée par le souffle humide de la mousson. 

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